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INTRO

Il y a toujours ce moment, à la fois jouissif et extrêmement frustrant, où l’on découvre une super campagne pour la première fois. Ce plaisir mêlé de jalousie où l’on se dit « p*tain, quelle bonne idée ! ». Et puis parfois, en creusant un peu, une autre question nous rend encore plus jaloux : Mais comment ont-ils vendu ça ?

Vendre, c’est un talent. Au même titre qu’avoir des idées ou les réaliser. Et ce talent, c’est celui de ceux qu’on appelle en agence : les commerciaux.

Mais c’est qui les commerciaux ? Ici, c’est Séverine Autret. Elle est vice-présidente de Havas Paris. Elle a aidé Alka Seltzer à dissoudre ses problèmes, et les créatifs à se réveiller avec un lion d’or au lieu d’un mal de crâne. Ça méritait bien de lui prescrire une petite interview.

NDLR : Cette série d’interviews est orchestrée par Joseph Rozier.


Salut Séverine, peux-tu nous raconter un peu ton parcours ?

J’ai toujours su que je voulais faire ce métier. J’ai grandi dans les années 80. C’était l’époque de l’opéra des grandes bottes Eram, de la saga Vittel… Il y avait tout ce que j’aime : des univers fous, du divertissement, des insights forts… La pub, c’est ce qu’il y avait de plus génial à la TV ! Pourtant, j’ai grandi loin de cet univers, dans une famille d’ingénieurs.

J’ai suivi des cours d’histoire de l’Art et d’arts plastiques, mais à vrai dire, je ne me sentais pas la fibre artistique au point de créer. En revanche, j’aimais décoder les œuvres. Un tableau, c’est à la fois le témoin d’une époque et un moyen de faire bouger les lignes. De ce point de vue, la pub, c’est de l’art.

Au lycée, ma mère me traine au CIDJ pour réfléchir à l’après-bac. Il n’y avait pas encore Sup de Pub et tout ça. Mais le Celsa proposait une formation très axée sur la pub. J’ai adoré ! Les profs étaient des vrais bons publicitaires d’agence, et j’ai pu faire plein de stages. À l’époque, c’était très nouveau. En fin de maîtrise, j’ai harcelé CLM pour y faire un stage.
C’était l’époque de Christophe Lambert, les locaux était sur la Seine, dans un bâtiment qu’on appelait « le bateau » imaginé par l’architecte Jean Nouvel.
Une dinguerie unique avec un immense atrium au centre et un grand puits de lumière.

À la fin de mon stage, un poste se libère. Je devais encore finir mes études, mais j’ai préféré rester. Et j’ai bien fait ! Car l’année suivante, c’était 2001. Grosse crise dans le monde économique et dans la publicité, pendant que moi, j’avais déjà engrangé 2 ans d’expérience… Parfois, il faut savoir être opportuniste !

Chez CLM, je commence auprès d’une jeune directrice commerciale : Marie-Pierre Benitah (aujourd’hui fondatrice de l’agence Marystone). C’est elle qui m’a appris le métier. Je commence sur Henkel, Gilette… a priori, des comptes pas très sexy avec beaucoup d’adaptation. Sur Henkel, on devait réaliser trois films de 20 sec sur des pastilles de lave-vaisselle. On bossait avec un team senior épuisé par le sujet. Résultat : qui s’est tapé la VO du film ? C’est bibi ! En même temps, il faut le dire : tous les commerciaux ont un book caché de body copies et de scripts radios.

Puis rapidement, je monte sur le budget Total. Quand tu es commerciale, c’est formateur de gérer un grand compte structurant, avec à la fois de l’image et du business, du temps long et du rythme. Total, c’était un compte historique de l’agence, dont la stratégie était pilotée par Marie-Christine Dax puis Bertille Toledano (maintenant coprésidente de BETC Paris). J’ai eu la chance de travailler avec Anne de Maupéou, et c’est aussi sur Total que j’ai commencé à bosser avec Gilles Fichteberg & Jeff Sacco (aujourd’hui coprésidents de Rosa Paris).

Puis en 2005, quand on gagne le budget Mercedes-Benz, je monte dessus grâce à Pascal Grégoire. Je découvre une autre école du commerce et je me passionne pour l’automobile. Et en parallèle, je continuais à faire du retail, du HP…

En fait, j’ai eu de la chance, et j’ai cultivé ma chance en donnant tout pour mon agence.

Tu es restée combien de temps chez CLM ?

18 ans ! C’était une agence bienveillante, et je ne sais pas travailler autrement. Et puis il y avait un terrain de jeu énorme avec plein de marques pour grandir. J’ai juste fait une petite pause en 2009, pour suivre mon mari au Mexique. Ma fille est née là-bas, et avec le recul, c’était ultra-formateur. Quand tu vis à l’étranger, ça t’oblige à sortir de ta zone de confort.

En 2011, retour au bercail. CLM cherchait un directeur commercial sur Total et moi un job de retour du Mexique.

Après mon 3ᵉ congé mat, Olivier Rippe (à l’époque Président de Proximity Paris et maintenant VP de TBWA) et Valérie Accary (Présidente de BBDO Paris) me missionnent pour faire travailler CLM et Proximity ensemble sur un compte clé, tiens tiens, Mercedes-Benz à nouveau ! Je saute sur l’occasion, et c’est là que j’ai vraiment déployé mes talents d’intégratrice et de manageuse, qu’on a aussi mis à profit sur Smart, Kiabi… C’était absolument génial, on a fait un boulot remarquable et d’ailleurs très primé, et j’ai découvert l’appétit d’être aux manettes d’une équipe et d’une agence. D’ailleurs, en 2015, quand je croise Farid Mokart dans un avion en rentrant de Cannes, j’ai tellement d’étoiles dans les yeux en lui racontant ma vie chez BBDO qu’il ne me propose pas le job de DG qu’il a sous le coude !
Je me suis finalement lancée dans l’aventure Fred & Farid en 2019, aux côtés d’Olivier Lefebvre. Ensemble, on a staffé, repositionné, consolidé, fait beaucoup de new biz et de la très belle création sur des marques formidables comme La Redoute, Rémy Martin ou Longchamp. Avec une liberté totale, ce qui m’a énormément plu.

Et maintenant ?

J’ai rejoint Havas Paris fin 2022, pour éprouver le bonheur de faire de la pub dans une grande agence. J’y ai découvert des gens brillants et une culture de l’intelligence comme nulle part ailleurs. Mon objectif, c’est de faire briller encore plus la créativité de la marque Havas. Le terrain de jeu est fou, car cette agence sait absolument tout faire !

Tu fais partie de l’équipe à l’origine de la campagne Dissolve your problems pour Alka Seltzer. Dis-nous, comment on vend une campagne qui sera l’une des plus primées de l’histoire de CLM ?

Alka Seltzer, c’est une campagne proactive sur un sujet pharma. La cliente était très sympa, mais à la base, le sujet pas très sexy : des adapt’ de films pour des pré-tests. Sujet long, très encadré juridiquement, pas très fun pour les créatifs. Mais ma responsabilité, c’est de tisser une relation de confiance avec ma cliente, ce que je fais. Autant rendre le quotidien agréable !

Un jour, Gilles & Jeff m’appellent dans leur bureau pour me montrer la campagne imaginée par un jeune team : Paul Kreitmann & Alexis Benoît. En mode « Sev, c’est une tuerie, il faut la vendre ! ».

Je tombe immédiatement amoureuse de la campagne, totalement dans l’ADN de la marque (cf le film cultissime :

Mais avec une forme inédite, très conceptuelle. Sauf que voilà, entretemps, la plateforme de marque avait complétement changé. Et les créatifs l’ignoraient. « On s’en fout ! ». Gilles & Jeff voulaient emmener la campagne à Cannes. Mais hors de question de faire ça sans validation.

On présente la campagne à la cliente. Évidemment, ça ne passe pas : ça ne répond pas à un besoin, ça n’est pas valide juridiquement, c’est hors plateforme de marque. Par ailleurs, on ne va pas se mentir, chez Bayer, ils se fichaient pas mal de Cannes à l’époque (ça a beaucoup changé depuis !). La seule bonne nouvelle, c’est que la campagne était déjà brillamment illustrée par Paul, donc pas besoin de la produire.

L’agence pousse, mais je sais qu’on ne passera pas en force. Et maintenant qu’on a demandé l’autorisation, on est obligés de l’obtenir. Mes potes commerciaux viennent me voir en mode « Si tu veux, je m’en occupe… ». C’est là que l’empathie entre en jeu. Mon talent à moi, c’est ça. Tisser du lien avec mes clients, me mettre à leur place, faire de leurs problèmes les miens, leur donner le sentiment – avéré ! – que si quelque chose est important pour eux, alors c’est important pour moi aussi. Or le problème de ma cliente, c’était d’envoyer son film en test ! Donc, je me donne du mal, je mobilise l’interne, on fait le boulot jusqu’au bout, et pendant ce temps, je temporise les ardeurs de mes créatifs. Et je garde un œil sur la montre.

Les films sont finalement partis en test quinze jours avant la deadline cannoise. Et là, je remets le couvert : je représente la campagne à ma cliente, à la photocopieuse. Je suis là avec mes annonces imprimées, en mode « s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plait, ça ne te coûtera rien… ». Cette fois, je ne lâche pas. C’est le bon moment. C’est le seul moment. Après, ce sera fichu. Et là, elle me dit : « Tu sais quoi ? Vas-y, fais-le. Ça me fait plaisir. Vous vous êtes vraiment donnés du mal sur mes films, c’est ma manière à moi de remercier tes créatifs ». YES !!!!! 

J’aime bien cette histoire parce que dans la vraie vie, on ne vend pas des campagnes sous les bravos des clients, auréolés de gloire créative que nous sommes, nous publicitaires. On construit des relations. On essaie. On se trompe. On insiste. On ne lâche rien. On va jusqu’au bout. Et après, ce qu’on est contents !

Quelles leçons tires-tu de cette vente ?

Finalement, mon métier ça n’est pas de vendre. Mon métier, c’est de créer les conditions pour que les clients achètent.  Chaque public, chaque situation requiert une approche sur mesure. Sur Alka Seltzer, je savais que le rationnel ne marcherait pas. De ce point de vue, la campagne était indéfendable. Et faire miroiter des prix créatifs à une cliente qui n’y attache pas d’importance aurait été contre-productif. Il fallait ranger la chambre puis passer par l’émotionnel. Depuis, je sais que l’empathie est ma plus grande force. Si tu manques d’empathie, ça te limite dans ton job, car tu n’es à l’aise pour travailler qu’avec des gens qui te ressemblent. Si tu fais preuve d’empathie, tu peux travailler avec n’importe qui. L’empathie est un trait d’union. Si tous les êtres humains la pratiquaient, il y aurait moins de conflits. 

Quelles sont les campagnes où tu t’es déjà dit « mais comment ont-ils vendu ça ? »

Sans hesitation, Not Coming Soon pour Louis XIII (Fred & Farid)


https://fredfarid.com/work/projects/not-coming-soon

(Je précise que ça n’est pas du fayotage, quand elle est sortie en 2016, je n’étais pas encore chez Fred & Farid et je l’avais partagée sur tous mes réseaux tellement j’étais bluffée !).

La raison tient en une phrase : les mecs ont vendu une campagne qu’on ne verra que dans 100 ans. Ils sont allés voir un client pour lui expliquer qu’ils allaient tourner une pub avec John Malkovich réalisée par Robert Rodriguez, et que personne ne la verrait avant 2116. Certes, c’est ancré dans la vérité du produit. Mais sérieux, qui fait ça !? Si vous allez un jour chez Rémy Martin, la pub en question vous attend dans un coffre-fort, dans le hall d’accueil !

Et la vente qui t’a fait le plus halluciner ?

J’aime assez peu les coups d’esbroufe et je m’insurge contre le mythe du gourou-créateur-tout-puissant. C’est un modèle patriarcal qui a mené à beaucoup d’excès dans notre métier, et qu’il faut déconstruire. Donc la vente au chantage et le passage en force, très peu pour moi. En revanche, parfois, tu touches du doigt l’évidence que le client attendait et ça, c’est vraiment magique. Chez CLM BBDO, on a gagné Kiabi en un tour contre les plus grandes agences de Paris. C’est ce qu’on appelle un hold-up : on a présenté la créa (on avait fait une mood vidéo) et le client a eu les larmes aux yeux tellement c’était juste pour sa marque, et valorisant pour ses équipes et ses clients. Fin du bal, mais tout en douceur.

Quelle est ta vision du métier de commercial ?

Le métier de commercial est profondément ancré dans le savoir-être. Or, on est tous différents. Mais pour schématiser, il y a deux profils de commerciaux : les chasseurs et les éleveurs. Les chasseurs, ce qui les excite, c’est de ramener des clients. Ils maîtrisent l’art de la séduction, ils aiment la découverte, le renouveau. Et ils se lassent vite. Les éleveurs, ce sont ceux qui savent faire grandir leurs clients. Ils aiment l’accompagnement, le long terme, ils s’épanouissent dans la stabilité.

Pour faire une bonne agence, il faut les deux. Et idéalement, pour faire un bon commercial et in fine un bon manager, il faut avoir fait les deux. Moi, je suis née plutôt éleveuse et je suis allée vers la chasse – le new biz – en grandissant. Il n’y a pas de parcours type. Mais la variété de managers, de comptes et de sujets, ça aide à bien grandir.

Quels sont les conseils qui t’ont le plus servi jusqu’ici ?

Sur le métier de commercial, autrement dit « la vente », Marie-Pierre disait souvent que chacun doit trouver ses propres rhétoriques. Sa grammaire, son style, sa façon de s’exprimer et d’écrire ses présentations… En résumé, la théorie des uns ne sera pas forcément celle des autres. Cela étant, je me suis beaucoup inspirée de sa rhétorique à elle, car elle structurait extrêmement bien ses présentations. Toujours en 3 points.

Mis à part ça, je trouve que le plus difficile, c’est de maintenir l’équilibre pro/perso, surtout quand on est perfectionniste. Quand on se passionne pour son job, on peut rapidement se laisser emporter. Or, tout le monde ne se nourrit pas des excès de ce métier. Et quand ça prend le pas sur la santé ou l’amitié, c’est grave. D’ailleurs, les jeunes générations refusent l’archaïsme de notre système et ils ont raison.

Paradoxalement, être maman m’a aidée. C’est devenu vital de préserver mes deux vies. Plus le choix. Mais l’enjeu, quand on est une femme, c’est de le faire sans se placardiser. C’est ce qui garantit que plus de femmes accèdent aux plus hautes fonctions dans les agences. Pour cela, les role models féminins, c’est fondamental.

Bertille Toledano est mon héroïne d’équilibre pro-perso. Chez CLM, quand elle était VP en charge des stratégies, elle menait une carrière extraordinaire avec un poste à responsabilité, et pour autant, elle avait aussi négocié de pouvoir consacrer du temps à ses enfants pendant les vacances scolaires. Elle a incarné pour moi un nouveau modèle de réussite et un nouveau champ des possibles, dans une industrie très workaholic.

Et puis il y a les conseils qu’on n’oublie jamais. Ceux qui changent ton regard sur toi-même. Un jour, avec Valérie Accary, on papotait carrières. Je lui dis « tu sais Valérie, être numéro 2, ça me va bien ». La réponse a fusé, cinglante : « Séverine, je t’interdis de dire ça. Jamais ! » C’était catégorique et indiscutable, ça m’a mis une claque, ça m’a beaucoup fait réfléchir sur la notion de plafond de verre, et je lui en suis infiniment reconnaissante. 
Les plus grandes barrières sont celles qu’on se met à soi-même.

Selon toi, qu’est-ce qui a changé le plus dans le métier depuis tes débuts ?

Le rapport au temps. Le boulot s’est complexifié, les équipes se sont amaigries. Au commerce, on avait le temps de former les gens. Malgré toutes les théories du monde, c’est un métier qui s’apprend sur le tas, en faisant et en regardant faire. Maintenant, on n’a plus le temps de transmettre, on bosse dans des délais plus courts et avec beaucoup plus d’assets de com à produire pour beaucoup plus de points de contact. C’est un vrai challenge de préserver aussi du temps long dans les process quand c’est possible. On sait être agiles quand il faut, mais on ne peint pas non plus le plafond de la chapelle Sixtine en une semaine !

Quels conseils donnerais-tu à des jeunes commerciaux ?

1/ Soyez curieux de tout : il n’y a pas de mauvais sujet. Je me suis amusée en faisant du BtoB sur des sujets industriels et j’ai gagné de nombreux prix sur de la pharma… 

2/ Le plus important, ce sont les gens avec qui on travaille : sentez la culture de l’agence que vous rejoignez, ne choisissez pas l’excellence si elle vient au détriment de l’humanité. Renseignez-vous sur votre futur manager, et s’il a mauvaise réputation, passez votre chemin sans regret. La douleur n’est ni une fin en soi, ni un passage obligé, même dans cette industrie. 

3/ Ne sous-estimez pas votre importance à vous, tout junior que vous êtes, dans l’équation d’une agence : vous êtes notre « garantie fraîcheur », c’est sur vous qu’on compte pour connecter nos clients et leurs marques avec la réalité de leur époque. 

Les prix créatifs ont-ils de la valeur dans le CV d’un commercial ?

Si c’est un commercial qui te recrute, il va d’abord regarder par quelles agences tu es passé (grande agence = bonne école de la pub), sur quelles marques. Par exemple, si tu as fait du P&G ou du Mars, on sait que tu as été formé aux études conso et au marketing produit. Volkswagen, c’est une bonne école de l’insight. BETC, c’est une bonne école de l’exigence sur le craft, etc.

Après, les prix, personnellement, je trouve que ça compte. Ça dit l’appétit d’un commercial à ne jamais rien lâcher. Ça montre que tu sais faire atterrir les avions, et que tu as le courage d’aller vendre des idées inédites.
C’est infiniment précieux pour une agence.